Vous êtes à la tête d’un groupe international et votre siège social est toujours à Florensac, un village héraultais. Pourquoi ?
Mohed Altrad : Par fidélité. C’est dans cette région que j’ai débarqué lorsque je suis arrivé en France en 1970. Il y a un côté affectif car mon histoire a commencé ici. C’était un aller simple pour le pays des droits de l’Homme. Au début, j’ai galéré. J’avais plusieurs défis à relever : apprendre le français, découvrir la culture et les codes de ce nouveau pays et, surtout, essayer d’oublier ce que j’avais été en Syrie.
Vos premières années ont été difficiles…
M. H. : Je suis né d’un viol. Ma mère faisait partie d’une tribu bédouine installée près de Raqqa. Mon père, le chef de la tribu, l’a violée. Elle a accouché seule dans le désert. Et il l’a répudiée. C’était entre 1948 et 1951, impossible de le savoir précisément. Être le fils d’une répudiée, c’est une honte dans les tribus. Elle est décédée peu après ma naissance. Par la suite, je me suis battu pour me faire une place sur les bancs de l’école. J’ai passé mon bac et j’ai reçu une bourse – 200 francs, je m’en souviens – pour aller étudier en France.
L’argent, ça représente quoi pour vous ?
M. H. : L’argent n’a jamais été un moteur. Je ne suis pas attaché aux biens matériels. Vous savez, dans le désert, le bédouin n’a pas besoin de grand-chose pour vivre. Tout ce qu’il possède, il le plie : sa table, son tapis, sa tente. Mon moteur, c’est plutôt la soif de réussir. Quand je suis arrivé en France, je n’avais pas de plan de carrière, mais j’avais envie de réaliser quelque chose. Je voulais devenir mon propre patron. Mais un entrepreneur ne doit pas se transformer en robot qui fabrique de l’argent. Il faut ajouter d’autres dimensions à l’économique, des valeurs comme le respect, la solidarité, le courage, l’humilité, la convivialité. C’est aussi pour cela que j’ai accepté la proposition de François Hollande de devenir président de l’Agence France Entrepreneur, qui a pour but de renforcer le développement des entreprises dans les territoires fragiles. Je me suis rendu récemment dans le quartier du Petit Bard à Montpellier. J’ai rencontré des porteurs de projets et j’ai été frappé par leur énergie et leur envie d’entreprendre. Il faut absolument leur donner leur chance. J’ai quelques idées pour relever ce challenge énorme.
Vous avez été sacré meilleur entrepreneur du monde en 2015. Qu’avez-vous ressenti ?
M. H. : Une énorme fierté et une immense émotion d’avoir apporté à la France, moi, l’immigré, ce titre. C’était la première fois qu’un patron français était couronné. Pour moi, c’est symbolique. Comme le fait, dans le domaine du sport, que le Groupe Altrad soit devenu, en mars, le premier sponsor maillot de l’équipe de France de rugby. C’est quelque chose de très fort.
Vous dites que vous êtes arrivé dans le rugby un peu par hasard…
M. H. : Oui, je n’y connaissais rien. En 2011, le club de Montpellier était en faillite. On m’a demandé si je pouvais injecter 2 millions pour le sauver. Je l’ai fait. Aujourd’hui, j’en suis à 17 millions. Ce n’est pas une démarche économique car un club de rugby n’est pas rentable sur le plan financier. Mais, à travers le rugby, j’ai voulu rendre à cette région un peu de ce qu’elle m’avait donné.
Vous avez publié plusieurs romans. Que signifie l’écriture pour vous ?
M. H. : C’est un besoin viscéral. Mon premier roman, en 2002, s’appelait Badawi, bédouin en arabe. Il est inspiré de mon enfance. Aujourd’hui, il est étudié dans les lycées de la région. C’est une grande fierté.
Vous sentez-vous Syrien ou Français, musulman ou chrétien, homme d’affaires ou écrivain ?
M. H. : Je cherche toujours la réponse. Je suis probablement tout cela à la fois…